Recherches polaires : actualité de la recherche en « Terre Humaine »

 La « question polaire » est une question de sciences humaines et sociales.

À l’heure de la « marche du siècle », du réchauffement climatique et de la fonte progressive et programmée de l’Arctique comme de l’Antarctique, les pôles constituent une forme de « hot spot », des observatoires en temps réel de ce qu’il advient de nos sociétés au moment où les conditions de leur existence sont remises en question. Le changement y est déjà là, de façon visible. Et il ne se réduit pas à la partie immergée de l’iceberg qui vient d’être soulignée. Non seulement y observe-t-on fonte des glaciers et de la banquise, augmentation de la température de l’air et de l’océan plus importante qu’ailleurs, fonte du pergélisol, modifications de la circulation océanique et de la dynamique atmosphérique… mais à cette pression sur l’environnement qui vient à elle seule bouleverser la vie des populations locales, vient s’ajouter la croissance des activités potentiellement polluantes, que constituent par exemple l’exploitation des ressources naturelles éner- gétiques (nombreuses en eaux profondes), les exploitations minières, le tourisme. La fonte des glaces fait à elle seule entrer ces territoires dans un cercle vicieux climatiquement délétère : de nouveaux passages sont désormais ouverts dans la banquise, créant une route maritime stratégique de l’Arctique, qui permettra dans un temps assez court de passer par le pôle Nord, cette hausse de la circulation maritime accélérant bien évidemment d’autant plus la fonte des glaces qui l’a générée. Cette seule question de l’ouverture de nouvelles routes de circulation concerne directement l’industrie et  les  transports  maritimes, la pêche, la protection de l’environnement, de la biodiversité, des écosystèmes, le tourisme, les stratégies politiques, et des problématiques moins attendues comme la sécurité des navires en eaux-froides…

En réalité, la plupart des disciplines de SHS se sont emparées des questions polaires - et plus spécifiquement des questions arctiques, le pôle Nord étant le seul humainement peuplé - depuis longtemps, mais les évolutions de ces dernières années rendent la tâche plus urgente. Comme le précise Yan Axel Gomez Coutouly, chargé de recherche au sein de l’unité Archéologie des Amériques, le réchauffement climatique n’a pas comme seule conséquence de mettre à jour de façon « naturelle » des vestiges archéologiques ; la montée du niveau marin ou la fonte du pergélisol entraînent également la destruction de sites  précieux. Plus largement, le panorama dressé par Yan Axel Gomez Coutouly permet de souligner les spécificités de la recherche archéologique française, spécificités méthodologiques comme géographiques, ainsi que l’actualité des enjeux qu’elles traitent, à l’instar du peuplement des territoires et des questions identitaires qui lui sont liées.

Ce sont également des enjeux très contemporains que soulève le projet porté par Marine Duc et Béatrice Collignon - respectivement doctorante et professeure en géographie à l’unité Passages - « Inuit Mobility and Education » : contemporains et pluridisciplinaires tant les questions de mobilités étudiantes ici abordées par des géographes sont appréhendées à travers des concepts relevant également de la sociologie. Il s’agit ainsi de comprendre comment émancipation et discrimination vont de pair dans un processus d’entrecroisement des identités ethniques et sociales. On peut souligner au passage le décentrement du regard permis par le terrain polaire qui amène à considérer le Danemark comme un pays du Sud et, inversement, à ne pas oublier qu’il existe des contextes (post-)coloniaux aussi au Nord.

Justement, la question coloniale est également présente en anthropologie, à travers notamment les travaux sur la religion de Virginie Vaté, membre du Centre de recherche français en sciences sociales à Prague, et de Marie-Amélie Salabelle (laboratoire d’anthropologie sociale). Car l’Alaska a en effet appartenu à la Russie jusqu’en 1870, date à laquelle elle a été vendue aux États-Unis. Ces chercheuses nous rappellent à juste titre que les autochtones de l'Arctique sont confrontés à beaucoup d'autres questions que les questions environnementales, notamment économique, politique et religieuse. Le rapport à la religion donne ainsi à voir comment se construit, dans un contexte éminemment changeant, une identité, entre les différents vecteurs que sont notamment le territoire, l’État administrateur, etc.

Les problématiques soulevées par ces terres géographiquement lointaines nous sont donc très familières à de nombreux égards. Elles le sont également de pratiques de recherche à l’ordre du jour : la place accordée aux savoirs des populations étudiées ou aux formes de co-production de savoirs partagés entre chercheurs et populations, et la coopération entre disciplines différentes. Les travaux menés par Alexandra Lavrillier, anthropologue au sein du Cultures, Environnements, Arctique, Représentations, Climat (CEARC) et chercheuse associée à l’unité Groupe Sociétés, Religions, Laïcité, sont emblématiques de cette double caractéristique de nombreuses recherches en Arctique.

L’Arctique irrigue donc, à travers de nombreuses questions, la plupart des sciences humaines et sociales. Nous n’avons pu ici en donner qu’une vision très parcellaire, ne prétendant pas refléter l’ensemble des travaux menés par les chercheurs de ces disciplines. Les travaux historiquement fondateurs, notamment, n’ont pas été évoqués : ceux de Jean Malaurie et Madeleine Griselin, tous deux directeur et directrice de recherche émérites au CNRS et qui, l’un par son combat acharné pour faire reconnaitre liberté, dignité et légitimité aux peuples de l’Arctique, l’autre parce qu’elle mena des travaux pionniers sur la fonte des glaciers au Spitzberg, dans le cadre notamment de la première expédition polaire féminine en Arctique, ont fortement marqué les recherches polaires. Ce focus sur la question arctique n’entend donc pas être exhaustif mais veut signaler et souligner l’intérêt renouvelé de l’InSHS pour ces questions. Plusieurs de nos priorités scientifiques y trouvent d’ailleurs un terrain très fécond, qu’il s’agisse des thématiques de l’éducation, de la santé (en lien notamment avec la pollution) ou encore de sciences participatives. La place donnée à la parole autochtone et à des formes de co-production de la recherche pourrait, d’ailleurs, être mise en dialogue avec des pratiques de plus en plus courantes, par exemple en études urbaines.

Plus largement, la question est prise à bras-le-corps au CNRS, par ailleurs acteur structurant de la recherche arctique depuis son origine. Antoine Petit a chargé Jérôme Chappellaz, directeur de recherche au CNRS, membre de l’Institut des Géosciences de l'Environnement (IGE, UMR5001, CNRS / IRD / Université Grenoble Alpes / Grenoble INP), unité INSU, et, par ailleurs, directeur de l’Institut polaire français Paul-Emile Victor (IPEV), d’une mission dont l’objectif est d’assurer une fonction d’animation, via notamment des réunions inter-instituts, en vue de l’émergence d’une stratégie scientifique du CNRS, puis nationale, dans les domaines polaire et subpolaire, et ce en concertation avec les autres acteurs nationaux de la recherche. L’action de soutien des recherches polaires en SHS au sein de l’Institut s’inscrit largement dans ce cadre. Notons d’ailleurs que si la question polaire se résorbe actuellement, pour les Sciences humaines et sociales, dans la question Arctique, le développement d’un certain nombre d’activités humaines au pôle Sud, notamment le tourisme, changera peut-être prochai- nement la donne…

Le coût d’entrée de la recherche dans les régions polaires est indubitablement très élevé : entre le coût financier des expéditions, les obstacles climatiques (des régions sont parfois inaccessibles en raison des conditions météorologiques, nécessitant l’arrêt ou le report des projets), organisationnels, linguistiques, il semble délicat de s’improviser du jour au lendemain chercheur en Arctique. Pour autant, les questions qui y sont posées sont cruciales, mériteraient d’être mises en dialogue avec d’autres terrains et les réponses proposées sont potentiellement riches d’enseignement pour nos sociétés dans les années à venir. 

 

Le projet BRISK's OBS ENV, porté par Alexandra Lavrillier, est constitué de quatre observatoires transdisciplinaires en Sibérie chez les Evenks, éleveurs de rennes et citadins. L’installation, le développement, la production et les analyses de données sont réalisés collectivement par des scientifiques rattachés aux SHS, associés à des collègues des Sciences de l’environnement, ainsi qu’à des autochtones.

Il s’agit d’évaluer les changements environnementaux locaux, leurs impacts socio-économiques, les stratégies mises en place par les populations, rurales comme urbaines, pour s’y adapter. Les changements environnementaux documentés sont ceux de la biodiversité (apparition et disparition, croissance ou diminution d’espèces animales ou végétales), l’évolution de la pollution (à travers l’apparition de nouvelles maladies des rennes et l’évolution des lichens), y compris celle de l’air (réalisation pour cela d’un atlas des nuages).

Pour mener ce vaste travail à bien, collaborent donc éleveurs de rennes, citadins, chercheurs en anthropologie, climatologie, télédétection, littérature anglaise et physique atmosphérique, dans le cadre d’observatoires installés sur place. Les méthodologies et les définitions de la co-production, tout comme les principaux questionnements de la recherche, ont été adaptés et définis in situ par l’ensemble des participants.

 

Stéphanie Vermeersch, DAS InsHS

Ressource originale : la lettre de l'InSHS, No 58 mars 2019, P20-21