Katia Radja : Comprendre la crise économique et penser le monde de demain

L'entretien avec Katia Radja

Publié dans La Revue #7 de l'UVSQ - été 2021

Survenue en France dans un contexte de vulnérabilité (grandes grèves, mouvement des gilets jaunes) la crise de la Covid-19 est un bouleversement économique et sociétal majeur. Entre tentation de repli sur soi et reprise d’une économie débridée basée sur une production mondialisée, la crise interroge sur la place de l’Humain et de la Planète dans les choix politiques de demain. Katia Radja, maitresse de conférence en économie à l’UVSQ (OVSQ - CEARC) nous éclaire sur cette période faite d’incertitude mais aussi d’espoir de renouveau.

La crise de Covid est-elle une crise comme les autres ?

La crise que nous traversons actuellement a un caractère inédit. Il est vrai que le monde occidental a déjà connu des crises majeures telles que celles de 1929 et de 2008 mais celles-ci, dont l’origine était financière, impactaient principalement l’activité et l’emploi. Alors qu’ici nous voyons surgir des questionnements et des défaillances sur des thématiques qui touchent aux structures mêmes des pays industrialisés ; c’est une crise multidimensionnelle qui n’affecte pas seulement  l’économie et l’emploi mais qui interroge aussi la place de l’éducation, du bien-être, des questions intergénérationnelles ou éthiques…

L’origine de la crise aussi est nouvelle. C’est une crise sanitaire qui a engendré des prises de mesures d’urgence totalement inédites et très strictes comme les confinements, les ruptures d’approvisionnement à l’échelle mondiale et les fermetures de commerces, qui ont conduit à une crise économique mondiale.

Qu’est-ce qui va changer dans notre manière de surmonter cette crise ?

De nombreux changements ont déjà été amorcés après 2008 et la crise des subprimes. Avant 2008 on raisonnait de manière seulement économique. Mais depuis une dizaine d’années, on ne peut plus penser l’économie sans parler digitalisation, environnement ou interdépendance des économies nationales à l’échelle mondiale. Des notions que l’on retrouve au coeur de nos questionnements en 2021.

Comment va l’économie française actuellement ?

Certes les dégâts sont lourds mais dans la zone Euro, le choc a été considérablement amorti par les mesures de soutien à l’emploi. Le taux de chômage est passé de 7,4 %, en décembre 2019, à 8,3 %, en décembre 2020. Aux États-Unis, il passait au même moment de 5 à 13% ! La France a su trouver des solutions d’urgence avec les prêts garantis, les aides exceptionnelles et le chômage partiel pour éviter le pire, je pense notamment à l’effondrement accru et durable du PIB et les faillites des entreprises.

Comment la relancer ?

Une fois stabilisée, l’économie doit effectivement être relancée de manière durable. C’est l’objectif du Plan de Relance voté par les parlementaires en décembre 2020 et doté d’une enveloppe de 100 milliards d’euros. Il repose sur trois axes : l’emploi, la compétitivité des entreprises et la transition écologique de la France.

Ce plan de relance est-il à la hauteur ?

La question est légitime. Avons-nous manqué d’ambition ? Ce type de plan de relance n’existait plus depuis des années ! Il témoigne d’un retour des politiques keynésiennes (interventionnisme de l’État pour investir dans des secteurs sinistrés ou en transition telles que l’industrie, le numérique, l’écologie). D’autres solutions existent pour doper la reprise économique, notamment la consommation : par exemple, l’Allemagne, le Royaume-Uni et d’autres pays européens ont mis en place la baisse de la TVA pour certains secteurs tels que la restauration, la culture, l’hôtellerie. Également, compte-tenu des disparités socio-économiques observées en termes de consommation pendant la crise, certaines catégories vulnérables (jeunes, emplois précaires, ménages pauvres) pourraient bénéficier d’une augmentation des prestations sociales. Ces solutions sont évaluées en termes de coût et d’impacts significatifs.

Les Français ont-ils les moyens de faire redémarrer la machine économique ?

Grâce au chômage partiel, les revenus des Français n’ont pas trop diminué. Le maintien des revenus conjugué à une baisse de la consommation due à la fermeture des commerces et à une réduction des dépenses ont créé un surcroit d’épargne de 160 milliards d’euros. Il est frappant de constater que le taux d’épargne des Français est passé de 15% d’épargne en 2019 à 21% en 2020 et reste encore élevé en 2021 avec 19,5% (Les chiffres mentionnés sont issus de l’INSEE et de l’OFCE). Il y a des réserves ! Le gouvernement espère donc pousser les ménages à la consommation.

Mais n’y a-t-il pas des inégalités entre les Français ?

Durant les confinements, les personnes les plus aisées n’ont pas eu de dépense de loisir, de culture ou encore de voyage et se sont constitué une épargne importante. 70% du surcroit d’épargne actuellement en banque provient des 20% de la population les plus aisés (données du CAE Conseil d’Analyse Économique). Pour les personnes précaires, les restrictions sanitaires ont lourdement impacté leur situation déjà fragile. Ceux qui travaillaient au noir ou sur des missions d’intérim ont perdu leur emploi. À tel point que en 2020, 1 million de personnes sont tombées en deçà du seuil de pauvreté (Le seuil de pauvreté monétaire, qui correspond à 60 % du niveau de vie médian de la population, s'établit à 1041 euros par mois pour une personne seule en 2017.) en France.

Que nous réservent les trois prochaines années ?

Les ménages évoluent dans un contexte incertain du point de vue sanitaire et si les vaccins ne se déploient pas dans tous les pays, les déplacements, la mobilité internationale seront compromis et la reprise sera freinée. La tentation pour les Français de conserver une épargne de précaution est grande et la relance peut être lente. Quand le virus sera canalisé et la situation sanitaire parfaitement contrôlée, les dispositifs coûteux cesseront et les sociétés seront confrontées à des problèmes de trésorerie. La fin de l’année 2021 et l’année 2022 s’annoncent douloureuses pour bon nombre d’entreprises puisqu’il faudra commencer à rembourser les prêts à l’État. La France risque donc de connaitre une phase de transition difficile et les répercussions sur l’emploi devraient s’accentuer.

Tous les secteurs seront-ils touchés ?

Il faut s’attendre à une paupérisation d’une certaine catégorie de la population selon les secteurs d’activité. Les pays où le tourisme est important seront particulièrement touchés, tout comme les activités de commerce et de service.

Malheureusement, les entreprises qui étaient en situation de fragilité avant la crise ne s’en relèveront pas. Le secteur de la construction a subi le confinement et l’arrêt brutal des chantiers. Le secteur de l’énergie a vu les déplacements limités et une baisse de la consommation en énergie des entreprises, le secteur des transports est aussi lourdement affecté…

D’autres par contre ont bénéficié du confinement : le numérique par exemple avec l’essor de mastodontes tels que Zoom, Netflix, ou Amazon. La logistique aussi connait un regain d’activité avec un nouvel objectif de sécurisation des chaines d’approvisionnement.

On entend parler de relocalisation, estce possible ?

Le double choc de la baisse de l’offre comme de la demande a perturbé le marché au niveau mondial. Notre système productif qui repose sur la sous-traitance a fragilisé la production mondiale. Les déboires que nous avons vécus sur l’approvisionnement en masques, blouses et matériels de santé en est un bel exemple. Nous avons enfin mis le doigt sur la question de la relocalisation de certaines industries. Nous sommes capables de le faire. Pourquoi s’en priver ? Il ne faut pas forcement avoir toutes les compétences en France mais il faut au moins diversifier les fournisseurs et favoriser l’échelle de l’Union européenne. Notre pays a une carte à jouer sur de nouveaux segments tels que les véhicules autonomes et la data. Il ne faut pas perdre de vue que la transition écologique va se traduire par l’émergence de nouvelles activités et par l’écologisation des activités existantes dans les secteurs de l’industrie et des services. Nous avons le savoir-faire pour cela, encore faut-il formaliser, accompagner le développement des compétences par la formation initiale et la formation tout au long de la vie.

L’augmentation de la dette publique, est-ce grave ?

La dette apparait souvent comme quelque chose de mauvais pour l’économie, mais on oublie que les taux d’intérêt actuels de cette dette sont très bas, elle ne nous coûte pas cher du tout. On parle de taux d’intérêt sur 10 ans qui s’annoncent proche de zéro voire sont négatifs ! À l’échelle d’un État la dette est associée à des dépenses d’investissement. En France elle est actuellement estimée à 120% du PIB mais elle a longtemps été estimée à 100% du PIB ces dernières années, la différence n’est donc pas énorme. Il me semble que la dette ne doit pas être une inquiétude, c’est un instrument.

Est-il possible de partir sur un nouveau modèle économique ?

Il y avait déjà, avant la crise, des marqueurs qui montraient que les pays développés, les pays émergents ou en développement étaient à la recherche de nouveaux modèles économiques. Ce sont les grandes réunions mondiales des COP (COP : Conférence des Parties à la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques), l’agenda climatique, les Objectifs de Développement Durable… Ce qui me frappe, c’est que les ministères des finances, de l’écologie, de l’enseignement supérieur et de la recherche, ou du travail fonctionnent de façon cloisonnée, alors qu’il faudrait à mon sens des ministères transversaux.

Ces objectifs climatiques et de développement durable peuvent-ils encore être atteints ? La Covid n’a-t-il pas tout perturbé ?

Certes, la Covid a perturbé les agendas prévus et la crise financière qui s’en suit ne va pas aider. Mais je crois qu’il faut saisir l’occasion que nous offre cette période de transition pour anticiper les évolutions et se poser les bonnes questions. On devrait se diriger vers une nouvelle forme de mondialisation centrée sur l’action pour le climat, la préservation de l’environnement, mais aussi sur la coopération internationale, l’éducation et la santé. La proposition par le président américain Joe Biden de lever les brevets sur les vaccins est un geste très fort qui va dans le sens de la préoccupation du bien commun.