3 questions à Jean-Michel Huctin

3 questions à Jean-Michel Huctin, enseignant au Centre de recherche Cultures, Environnement, Arctique, Représentations, Climat (CEARC). Anthropologue et enseignant, Jean-Michel Huctin signe avec Valérie Masson-Delmotte, Émilie Gauthier, David Grémillet, et Didier Swingedouw l’ouvrage Groenland, aux Éditions CNRS.

Vous avez publié dernièrement Groenland. Climat, écologie, société. Pouvez-vous nous en parler ?

« Je suis assez fier de cet ouvrage collectif, que j’ai co-dirigé avec mes collègues Valérie Masson-Delmotte, Émilie Gauthier, David Gremillet et Didier Swingedouw. C’est la première fois en effet qu’autant d’auteurs (plus d’une centaine de spécialistes et de personnalités du monde entier) sont rassemblés pour présenter les dernières connaissances scientifiques sur le Groenland sur près de 70 sujets. Cette encyclopédie s’adresse aussi au grand public qui s’intéresse de plus en plus à ce pays encore méconnu. Il est vrai que le Groenland joue un rôle exceptionnel du fait de sa situation de laboratoire à ciel ouvert du changement climatique et aussi du fait de sa situation géopolitique. J’ajouterai que ses habitants, les Kalaallit ou Groenlandais, que l’on connaît mieux sous l’ethnonyme d’Inuit, ont fait rêver de nombreuses générations de Français, à travers les récits de Paul-Emile Victor et Jean Malaurie. Nous espérons qu’il sera aussi possible de faire de cet ouvrage une version anglaise, et évidemment groenlandaise ».

 

Comment s’articule votre recherche au CEARC ?

« J’ai participé en tant que spécialiste du Groenland à la création du laboratoire CEARC par le professeur Jan Borm il y a 7 ans à l’OVSQ, l’Observatoire de l’Université. Notre labo est vite devenu membre de UArctic (« University of the Arctic »), le réseau international d’éducation supérieure et de recherche arctique. Dans la même période, nous avons ouvert le Master 2 Arctic Studies qui accueille des étudiants du monde entier. Son approche pluridisciplinaire sciences de l’environnement/sciences humaines est unique en Europe. J’y évoque beaucoup le Groenland que je connais depuis 20 ans, j’y ai vécu pendant plusieurs années, je parle la langue de ses habitants inuit, avec qui je suis en relation permanente. J’ai ainsi contribué récemment à la première publication en langue française de trois romans historiques du Groenland, dont les 2 premiers écrits par un Inuit (1914 et 1931). Depuis, j’ai élargi un peu mes connaissances et mes contacts au Canada arctique et à l’Alaska, autres terres des Inuit. Mes recherches sont d’abord celles qui ont abouti à la soutenance de ma thèse en anthropologie : un travail de 10 ans, en deux volumes et 812 pages ! Ce travail porte sur la jeunesse, l’éducation familiale et spécialisée, la maltraitance et la bientraitance des enfants inuit, des questions parfois sensibles mais pourtant incontournables. D’un autre côté, grâce à mes collègues du CEARC, aujourd’hui dirigé par le professeur Jean-Paul Vanderlinden, j’ai pu m’insérer dans des recherches sur les changements environnementaux, l’adaptation et la durabilité des communautés côtières. J’ai ainsi fait découvrir la communauté inuit que je connais la mieux à plusieurs d’entre eux : ils sont venus avec moi à Uummannaq, sur la côte nord-ouest de l’île, pour y réaliser des études de terrain en rencontrant des chasseurs dans des petits villages et des personnalités de premier plan de cette communauté. Dans l’avenir, je souhaiterais m’investir davantage dans la recherche, si mon statut administratif le permet, en développant les études arctiques. Cette région septentrionale joue un rôle grandissant dans le monde et dans la recherche, mais nous ne sommes pas très nombreux en France à avoir une longue expérience des populations inuit, saami ou sibériennes. La coproduction du savoir entre chercheurs et populations autochtones m’intéresse beaucoup. C'est l’un des grands défis de notre époque de travailler en interdisciplinarité et en associant les différents systèmes de savoir sur une base équitable, une préoccupation majeure du CEARC. C’est la seule manière de rendre la recherche plus efficace tout en renforçant sa capacité à correspondre aux valeurs et aux besoins des communautés qu’elle étudie ».

 

Quel avenir se profile, selon vous, pour le Groenland dans les perspectives du changement climatique ?

« Le Groenland, comme tout l’Arctique, possède l’un des environnements les plus touchés par le changement climatique. C’est d’ailleurs l’endroit où les responsables politiques du monde entier viennent le constater de leurs propres yeux. J’ai pu moi-même observer le recul tendanciel de la banquise au cours des deux dernières décennies. C’est dur pour les petites communautés du nord qui sont dépendantes de la glace de mer pour leurs activités de pêche et de chasse, et qui voient leur culture s’éroder encore plus, comme l’activité du traîneau à chiens. Cependant, la grande majorité de la population vit dans les villes du sud de l’île, dont le mode de vie plus moderne est très différent de celui de ces petites communautés. Une forte proportion des habitants des villes aspire aujourd’hui à passer doucement de l’autonomie politique à l’indépendance vis-à-vis du Danemark, dont le royaume possède toujours ce territoire après l’avoir colonisé il y a près de 300 ans. Les Groenlandais seront peut-être les premiers autochtones de l’Arctique à gagner leur indépendance parce qu’ils sont majoritaires à 85% sur leur propre territoire. Mais ils savent bien que tout dépendra de leurs capacités à construire une économie viable pour maintenir leur niveau de vie relativement élevé et qui ressemble un peu à celui de la Scandinavie. C’est pourquoi ils ne s’interdisent pas de regarder du côté des perspectives de développement économique provoquées par le réchauffement de la planète (facilitant l’agriculture par exemple ou la navigation commerciale), par l’intérêt grandissant pour l’exploitation des ressources naturelles de son sous-sol et par l’essor du tourisme arctique. Le dynamisme accru de sa population, bien plus éduquée que par le passé, est indéniable. Mais beaucoup d’entre eux sont aussi conscients qu’ils jouent gros : ils ne veulent pas prendre trop de risques avec leur environnement et débattent de la meilleure manière d’assurer ce développement toujours annoncé, pas encore vraiment lancé, pour qu’il bénéficie vraiment à la population. Il ne faut pas oublier que les Inuit sont un peuple dont les grands Anciens avaient une connaissance intime et un grand respect de la nature : leurs descendant en ont gardé aujourd’hui un lien fort avec elle. Nous, en Occident, pourrions nous en inspirer pour tenter de régler les problèmes environnementaux et sociaux dont nous sommes responsables... ».

 

Interview réalisé par l'UVSQ